L’Aïd al-Adha ou la Fête du Mouton, au Maroc et dans bien d’autres pays musulmans, c’est une tradition pas comme les autres. Une célébration qui transcende les générations et qui, pour certains, pourrait bien être la seule raison de tolérer de partager son repas avec son ennemi juré ou… sa belle-famille, en mettant les petits plats dans les grands.
Pourtant, force est de constater qu’il ne reste plus grand-chose de noblesse et de grandeur de cette commémoration historique, dans nos grandes cités modernes. L’Aïd Al Adha en 2024, ça frise surtout la négociation dans des souks surpeuplés irrespirables et la crise de foie en prime. Et quand le prix d’un mouton grimpe jusqu’à 15 mille dirhams, certains cyniques (ou pragmatiques, selon le point de vue) pourraient bien se demander si le sacrifice de leur progéniture mâle, en barquettes de brochettes pour le reste de l’année ne serait pas plus économique. L’image est atroce, j’en conviens. Mais à l’ère des films de vampires et des monstres sanguinolents sur Netflix, je suis en-deçà de la moyenne d’hémoglobine autorisée et surtout, de celle à venir. Tranquillisez-vous, je ne suis pas cynique. Loin s’en faut !
Parce que l’Aïd, c’est une grande fête. Une frénésie où l’on fait des heures supplémentaires en cuisine, une sorte de concours de vitesse : les 24 heures du mouton. Après moult négociations, rires gras entre paysans et chauffeurs de nantis, la bête enfin achetée, attachée et à demeure, peut enfin traverser, tête contre le marbre du sol, le grand salon, Ligne Roset pour finir dans un tas de foin, coincé entre le lave-linge et le Yopala du petit dernier, dans la buanderie. Le mouton fera nuit blanche. Vous aussi à force de vouloir compter tous ses congénères qui braillent dans les environs. Alors qu’un marathon morbide se prépare en coulisses.
Arrive le grand jour et son héros armé : le boucher. Le jour de l’Aïd, c’est effectivement le seul jour de l’année où cet homme ensanglanté de la tête aux pieds, qui débarque chez vous avec des morceaux de chair sous les ongles et un couteau menaçant à la main est accueilli avec force de sourires éclatants et un « Marhaba » de grande fierté. Alors qu’en fait, vous recevez chez vous un homme armé. Vous l’avez simplement oublié. D’ailleurs, vous évitez du regard son couteau flamboyant et encore dégoulinant. Il n’y a pas à dire, ce n’est pas pour les âmes sensibles ni pour les vegans. Moi-même, flexitarienne assumée, je trouve tout de même que la mise en scène de ce sacrifice annuel mérite réflexion.
La fête du mouton, c’est « vraiment lui faire sa fête ». Et la bête se retrouve en morceaux asymétriques, prêts à ravir nos papilles jusqu’à ce qu’il ne reste plus un ongle à grailler. Chaque morceau, qu’il soit gigot, épaule ou côtelette, a son importance et sera dégusté avec soin. Et à chaque enfant terrifié ou émerveillé, il faudra expliquer avec sagesse entre deux bouchées, les joies et les horreurs de la tradition.
Dans certaines rues quel décalage ! La ville n’est plus qu’un gigantesque fumoir et il ne fait généralement pas très beau le jour de l’Aïd. C’est aussi, paraît-il, un jour très compliqué pour les énergéticiens musulmans, résilients face à ce massacre national. On aperçoit des charrettes qui circulent en laissant traîner jusqu’à terre des peaux de moutons entassées. Et des têtes carbonisées sur le trottoir. On croirait presque à une thérapie de groupe où la rage accumulée se dissipe dans une fumée sacrée. Ces moutons-là, sacrifiés avec tant de ferveur, ne coûtent certainement pas pareil qu’un simple gigot. Au loin, on aperçoit aussi quelques affiches publicitaires qui font évidemment l’éloge de l’endettement sur 12 mois ou nous recommandent d’acheter ce fabuleux congélateur grand format qui a des airs de thrillers policiers. Lorsque la publicité et la tradition fusionnent, le débat est clair : sacrifice et bénéfices vont de pair. Ce n’est pas si grave. Alors à nos Boulfefs et bon appétit.